Par Laurent Cocherel
C’est le plus grand aigle d’Europe, et l’un des plus massifs au monde. Le pygargue à queue blanche, c’est ainsi qu’on le nomme… ou couramment aigle des mers mais ce géant, à la croisée des aigles et des vautours, officie aussi bien sur les fleuves et les grands lacs que sur l’océan.
C’est au cœur de l’hiver hongrois, aux confins des vastes plaines marécageuses du parc national d’Hortobágy, que nous avons posé notre regard et nos espoirs d’un face-à-face avec le maître des lieux. Ils sont entre 100 et 200 individus à affronter l’hiver dans cette région d’Europe centrale, la frange la plus occidentale de la steppe asiatique. Ils viennent de Russie, de Finlande, de Pologne ou de Biélorussie… et nous, de quelque part en France.
Nous arrivons à l’affût avant le lever de jour, d’énormes carpes sont disposées devant la planque, l’une à une dizaine de mètres, l’autre à trente mètres environ, pour varier l’angle de vue et l’arrière-plan. Les images en tête se mettent en place, le perfectionnisme du photographe se met en marche dès 6 heures du matin, les idées jaillissent à la lueur des frontales !
Le ranger nous a prévenus… ils se poseront, sans doute dans un premier temps, dans les grands arbres qui se détachent de la forêt ; pour observer, longuement, avant de venir se nourrir.
Le temps presse, nous nous installons dans cet affût semi enterré, une longue vitre sans tain offre une vue panoramique sur le champ où a été construit cet affût qui fourmille d’ingéniosité.
La consigne est claire : il faudra y rester jusqu’à la tombée de la nuit, au moment où les oiseaux regagnent leur gîte nocturne… soit une bonne dizaine d’heures dans un espace confiné mais confortable : deux chaises, un chauffage au gaz qui nous déshabillera au fil des heures, et puis l’attente qui nous contraint de murmurer pour provoquer la chance.
Le jour se lève, sans le soleil, qui, lui, s’évanouit derrière le voile blanchâtre d’une campagne givrée. Le décor est parfait, ne manquent plus que les protagonistes !
Et les premiers à arriver ne sont pas vraiment ceux auxquels on s’attendait : une bande loufoque de corneilles mantelées s’abat aux premières lueurs sur les cadavres de poissons.
Et font leur show !
Car ces « oiseaux de malheur » sont tout de même les plus évolués et les plus doués de leur règne. Sous leur faux air de cancres, les corneilles ont révélé aux scientifiques médusés qu’elles étaient aussi intelligentes que les grands singes, capables de créer des outils et de solutionner des problèmes exigeant les capacités cognitives d’un enfant de 5 ans. Ces corneilles « black and white » ne quitteront plus le lieu de la journée, pour notre plus grand plaisir… Chacune révèle un tempérament à part entière, il y a l’intrépide, la resquilleuse, la timide, l’agressive ou encore la facétieuse qui vient régulièrement se mirer devant la vitre sans tain – mais je suspecte qu’elle s’amuse tout simplement avec son propre reflet !
Coups d’ailes, prises de becs, le vacarme est incessant, surtout depuis que les goélands pontiques ont également investi les lieux. Tout le monde s’acharne à resquiller un bout de chair, jusqu’à l’instant où une buse variable fond sur cette assemblée anarchiste qui, un bref moment, se dissout promptement et prend un air de premiers de la classe.
Passé cette éphémère frayeur, les goélands reprennent de plus belle leurs clameurs triomphales et leurs danses d’intimidation entre collègues de boulot (normal !).
Le tribunal des « blousons noirs », quant à lui, a très rapidement rendu son verdict. Ce bec crochu de buse a mérité la sentence capitale : le bécotage de plumes, de préférence celles de la queue ! Pas un instant de répit pour la buse qui avale goulûment les morceaux de poissons pendant que les corneilles, de leur air goguenard et malicieux, se donnent le relais pour assaillir l’envahisseur de rapace.
Les heures tournent, le spectacle ne nous laisse pas une minute de répit, surtout que corbeaux freux, choucas des tours, pies bavardes, ont grossi les rangs des corvidés qui frappent sans vergogne à la porte des « Restos du coeur ». On aimerait qu’un couple de grands corbeaux, unis pour la vie, viennent arbitrer la mêlée des hooligans mais là aussi, il faut croiser les doigts car ces véritables Einstein à plumes sont plus timides que ce que l’on imagine.
On oublierait presque la raison pour laquelle on s‘est enterré vivant dans ce cabanon : le pygargue viendra-t-il aujourd’hui ?
Sans crier gare, deux silhouettes massives se sont dessinées sur les grands arbres, à 500 mètres de là. Ils sont bien là ! Le ranger ne s’était pas trompé, les pygargues surveillent de loin l’agitation des lieux. Une heure d’attente, aucun signe de mouvement de la part des grands aigles. Puis soudain, l’un d’eux décolle et s’élance sans la moindre hésitation vers l’affût, en ligne droite, les battements d’ailes amples et réguliers. C’est magnifique, on s’agite n’importe comment sous l’effet de l’adrénaline, il faut faire le mise au point sur son envolée, on implore les Dieux de l’image pour que l’autofocus ne lâche pas, la lumière est faible - il y aura plein d’images floues c’est sûr ! - mais le pygargue vient bien vers nous. Son envergure nous impressionne, 2,5 mètres et 5 kg de masse musculaire !
À l’approche de l’affût, son regard nous transperce et le géant, d’un mouvement parfaitement circulaire, les ailes laissant paraître leurs profondes digitations, se pose… à 50 mètres de nous !
L’oiseau est bien plus craintif et précautionneux que ce que l’on pensait. Il se tient encore à l’écart et reste statique de longues, très longues minutes… 20, 30, 40 interminables minutes.
Puis, sans doute tiraillé par la faim - sa ration quotidienne est en moyenne de 500 grammes de poissons par jour - il se dirige vers les victuailles dans une démarche hilarante de dindon.
Le moment est juste magique, avoir devant soi un tel monument de la nature, sans qu’il ne se doute un instant de votre présence, c’est juste énorme ! J’ai beau avoir été chargé par un tigre du Bengale, frôlé de la main le grand blanc, senti le souffle des buffles près de ma tente ou pêché une truite sous l’œil inquisiteur d’un ours Kodiak, ce moment restera parmi les plus palpitants que j’ai pu vivre.
On n’ose pas bouger, de peur que le moindre bruit puisse alerter le pygargue toujours en alerte. Ne pas déclencher tant que l’oiseau n’a pas commencé à manger, c’est une règle d’or… il faut qu’il se sente en totale confiance pour rester le plus longtemps possible sur la place de nourrissage. J’ai la main qui tremble sur mon boîtier photo.
Un halo de givre enveloppe l’atmosphère et le rapace semble émerger d’un nuage immaculé, un monde presque imaginaire. Les images longtemps rêvées deviennent réalité…
Mais le rêve ne durera pas longtemps. C’est sans compter sur l’insolence des corvidés, qui révèlent un tempérament tyrannique face à des prédateurs. À peine effarouchées par l’arrivée du Gargantua, elles s’organisent aussitôt pour rendre infernale sa venue sur le site, en lui tirant tant bien que mal les plumes de la queue ou des ailes. La hauteur de l’arrière-train du pygargue exige des corneilles une certaine élasticité du cou !
Placide, le pygargue économise son effort pour manger sans précipitation. Derrière notre vitre magique, on savoure chaque seconde du spectacle.
La coalition des plus faibles finit par avoir raison de la patience du pygargue qui abandonne la curée sans nervosité, presque indolent. Ce qui fait l’affaire d’une nouvelle buse variable qui attendait son heure…
Déjà près de 10 heures que nous sommes sur le qui-vive, à peine le temps de manger, cette journée en cinémascope a été une pure merveille. Le ciel s’obscurcit, rongé par la pénombre ; tous les oiseaux regagnent l’orée de la forêt pour s’abriter d’une nouvelle nuit glaciale. Fort heureusement, certains d’entre eux ont la bedaine bien pleine.
Nous entendons le bruit sourd du moteur de la land-rover qui vient nous chercher.
Nous sortons fourbus, mais heureux comme des gamins qui viennent de voir pour la première fois une mésange venir se nourrir sur leur mangeoire.